Stratégie militaire, stratégie d’entreprise ?

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  • Date: mar. 0
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L’activité des entreprises, par ses enjeux et l’utilisation d’une certaine terminologie, peut parfois s’apparenter à une opposition militaire. Ne parle-t-on pas d’ailleurs de guerre économique ? Doit-on accepter simplement ce constat ou resituer avant tout le travail à l’aune de ses vertus et de ses objectifs spécifiques ? Le débat est ouvert.

Le Général Bigeard, dans sa préface au livre de DJ Rogers, Les stratégies militaires appliquées aux affaires, disait : « Je suis convaincu que le monde des affaires offre des similitudes frappantes avec celui de la guerre. C'est pourquoi les managers doivent s'inspirer des stratégies militaires gagnantes des chefs de guerre les plus prestigieux. » Cette assertion, développée tout le long de ce livre, permet en effet de percevoir les importantes similitudes entre les stratégies militaires et celles des entreprises. En effet, l'organisation, comme le vocabulaire et les objectifs de l'entreprise sont identiques à celle des stratégies militaires.

Des parentés dans l'organisation

Au niveau de l'organisation, l'entreprise peut être pensée comme une machine de guerre. On peut la comparer terme à terme à une armée avec ses soldats (les salariés), ses corps d'armes (les différentes directions), sa logistique (l'administration), ses officiers (les cadres), sa structure de commandement (l'organigramme), son état-major (la direction générale), son général en chef (le PDG). Le livre permet de se rendre compte qu'au niveau du langage, les entreprises ont simplement adopté tels quels les lexiques d'états-majors. En effet, elles poursuivent des objectifs (projet d'entreprises), des plans (business plan et plan stratégique) de bataille. Elles réalisent aussi des conquêtes (parts de marchés et bénéfices).

La finalité de ces organisations et de ce langage consiste essentiellement à remporter des victoires qui se traduisent par le maintien des positions ou l'accroissement de celles-ci (parts de marchés), l'affaiblissement ou la destruction de l'adversaire. Force est de constater qu'avec la mondialisation, les marchés locaux (ville, pays, région ou continent) deviennent très rapidement étroits. Il faut aller chercher des marchés hors des sentiers traditionnels. Les entreprises partent donc à la recherche de nouveaux marchés comme une armée partirait à la conquête de nouveaux territoires. Tous les patrons d'entreprises seraient d'accord avec Sun Tzu lorsqu'il affirme que « la stratégie est la plus haute forme de guerre, puis vient la guerre diplomatique, puis l'engagement direct, attaquer les places fortes étant la plus mauvaises des politiques ». Certains patrons d'entreprises n'hésitent d'ailleurs pas à suivre les cours de stratégie des écoles de guerre. Un cycle est d'ailleurs organisé en France par l'IHEDN (Institut des hautes études de la Défense nationale).

La bataille des marchés

Avec l'effondrement du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, nous avons assisté au développement de la guerre économique avec la mise en place de façon officielle par beaucoup de pays ou de grosses entreprises de structures en charge de l' « intelligence économique » ou de la veille stratégique. Elles n'ont d'autres objectifs que de surveiller ce que fait l'ennemi (la concurrence) afin de le contenir. L'application de ces stratégies peut varier selon qu'on soit descendant de Clausewitz ou de Sun TZU c'est-à-dire selon son ascendance occidentale ou asiatique. 

Si on peut imaginer qu'une entreprise occidentale venant conquérir un marché en Côte d'Ivoire arrivera en toute transparence à cor et à cri (cocktail de lancement, publicité, actions diverses de communication, …) dans une optique de se faire connaitre et de se faire accepter, ces actions auront également pour but de passer un message à ses concurrents, les attaquant ainsi de manière quasiment frontale. Une entreprise asiatique arrivera sans faire du bruit appliquant la fameuse théorie des 3 S (silence, sommeil et sourire). Cette théorie a permis aux entreprises japonaises de pénétrer profondément le marché américain avant que l'opinion publique ne s'en rende compte. Elle ne sortira de l'ombre qu'après avoir bien pris la mesure du terrain et des forces en présence. Cette attitude lui permettra d'appliquer la maxime de Sun Tzu qui a été reprise par Mao dans son Livre rouge. Le stratège chinois déclare : « Voici la règle de la guerre : si nos forces sont dix fois celles de l'ennemi, il faut l'encercler ; si elles sont cinq fois celles de l'ennemi, il faut l'attaquer ; si elles sont deux fois plus nombreuses, il faut diviser son armée en deux parties, la première pour l'attaquer de front, la seconde à revers… Si elles sont égales aux siennes, nous pouvons batailler, si elles sont nettement inférieures de tous les points de vue, nous devons nous enfuir au plus vite ». Dans cette stratégie, l'objectif est de contraindre l'adversaire à abandonner la lutte, y compris sans combattre.

Le coup de force des OPA

On pourrait également évoquer les offres publiques d'achat (OPA) qui sont souvent utilisées par les entreprises occidentales pour croître ou pour éliminer un concurrent. Si elles peuvent être amicales, elles sont le plus souvent hostiles. Elles sont rarement utilisées par les entreprises asiatiques qui préfèrent des négociations amicales où parfois, attendent que la cible soit en difficulté pour faire une offre qu'elles sont sûres de réaliser. Nous pouvons citer le cas Nomura, qui a racheté la partie de Lehman Brothers qui l'intéressait. Le dernier grand exemple d'OPA hostile est celui de Prudential qui a essayé de prendre les activités asiatiques d'AIG. Cette OPA a d'ailleurs été pilotée par notre compatriote T. Thiam – qui certainement en raison de sa formation dans les meilleures écoles européennes a été influencé par les théories occidentales inspirées par Clausewitz. L'un des adeptes du stratège prussien, le Maréchal Foch ne disait-il pas que « le principe de l'économie des forces est l'art de déverser toutes ses ressources à un certain moment sur un point » ? Les Asiatiques évitent les OPA hostiles qui pourraient en cas d'échec, ou même de réussite, affaiblir l'entreprise (qui aura laissé beaucoup de force dans la bataille) la rendant ainsi vulnérable face à un troisième intervenant.  

Si la culture des managers, selon qu'ils soient occidentaux ou asiatiques, reste encore de nos jours profondément marquée par les théories des deux stratèges, force est de constater que  les choses ne sont plus aussi tranchées. En fonction des situations et des objectifs, les entreprises peuvent utiliser l'une ou l'autre des stratégies ou même faire un mix des deux. Les Africains qui n'ont pas vu les stratégies militaires de leurs ancêtres théorisées n'hésitent pas d'ailleurs à piocher dans l'un ou l'autre des camps, même si pour des raisons historiques, ils sont plus influencés par les stratégies occidentales. 

Des comparaisons à relativiser

 

Au-delà des parallèles signalés plus haut et mis en relief tout au long du livre de DJ Rogers, des différences majeures subsistent. D'où l'utilité du métalangage stratégique pour comparer l'activité militaire avec celle des entreprises. Le métalangage stratégique d'une armée ou d'une entreprise est constitué par les idées et les méthodes qui permettent d'agir, de communiquer ou de s'organiser. En utilisant des méthodes et des idées tirées des réflexions stratégiques des armées et des entreprises, l'enjeu est de pouvoir enrichir sa propre capacité d'interprétation des situations auxquelles on doit répondre. Michael Porter, l'un des papes de la stratégie d'entreprise, ne disait-il pas que cette comparaison n'était pas évidente ? Pour lui, considérer le business comme la guerre n'est pas juste car les finalités ne sont pas les mêmes. La guerre a pour but de mettre l'adversaire hors d'état de nuire alors que pour l'entreprise, l'existence de l'adversaire (concurrence) est un facteur stimulant de l'activité économique, pour peu qu'on soit les maîtres du jeu.

Les entreprises ne doivent-elles pas intégrer dans leurs stratégies notamment d'expansion la dimension interculturelle qui leur permettra de mieux maîtriser les environnements à conquérir ?

Cet aspect pourrait faire l'objet d'une réflexion future.

Daouda Coulibaly (HEC96), Directeur Général Adjoint de la SIB (Gpe Attijariwafa Bank), Président de l'Association des diplômés du Groupe HEC en Côte d'Ivoire.