"Virez tous les managers !"

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  • Date: mar. 0
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Travailler peut-il rimer avec liberté ? Peut-on se passer des chefs, grands ou petits ? Oui, c'est possible, si l'on en croit quelques cas surprenants, des deux côtés de l'Atlantique.

Le fonctionnement atypique de la Morning Star

La Morning Star Company détient 40 % du marché de première transformation de la tomate aux Etats-Unis. Plus de 25 % des tomates traitées en Californie passent chez elle pour être coupées, conditionnées, changées en pâte afin d'approvisionner les fabricants de jus, de ketchup et autres sauces diverses. Ses activités vont de la cueillette des légumes à la livraison des produits aux clients. Les qualifications de ses employés couvrent donc un large spectre, depuis les ouvriers agricoles saisonniers et les techniciens des usines de transformation jusqu'aux chauffeurs routiers[1].

Gary Hamel, professeur à la London Business School, est allé visiter cette entreprise, et il en a tiré un article au titre provocateur : « D'abord, virez tous les managers »[2].

Il n'est pas surprenant que le célèbre gourou du management soit fasciné par la Morning Star, une entreprise qui fonctionne (bien) sans manager. Chaque « associé » (appellation des salariés) a une mission dont il est le seul responsable. Il est libre d'utiliser les ressources de l'entreprise pour investir ou acheter des outils, et c'est à lui de s'assurer les coopérations qui lui sont nécessaires et de coordonner ses activités avec celles de ses camarades. Chaque année, ils discutent entre eux de leurs relations réciproques, et consignent le résultat de ces négociations dans une « Lettre de mise au point entre collègues »[3].

Placé devant un choix délicat, l'associé prend des avis, consulte ses collègues – pour un gros investissement, la discussion peut impliquer 20 ou 30 personnes –, mais il est pleinement responsable de la décision.

Si un désaccord survient entre deux associés, ils doivent chercher à le régler en discutant entre eux. S'ils n'y parviennent pas, ils font appel à un troisième homme, un médiateur en qui ils ont confiance. Ce n'est qu'en dernier recours, si la médiation est infructueuse, qu'ils portent le différend devant le président.

Morning Star est organisée en 23 centres de profit (business units) qui négocient entre eux sur un mode « client-fournisseur ». Au mois de janvier, tout le monde se réunit et chacun présente son activité et ses résultats de l'année aux autres. Il n'est pas rare que la discussion sur un centre de profit dure une journée.

Des avantages et des inconvénients

En l'absence de toute hiérarchie, les compétences en management sont partagées par tous et les décisions sont de meilleure qualité. Tout associé est libre de mettre en œuvre ses propres idées pour organiser son activité, ce qui a pour conséquence un niveau élevé d'initiative et d'expertise, puisque chacun est le seul responsable de son propre travail. Au niveau collectif, l'organisation s'adapte rapidement aux vrais besoins, car les inerties qui freinent les changements dans les organisations traditionnelles n'existent plus, quand on a supprimé toute structure hiérarchique.

Accessoirement, l'absence de managers surpayés permet de donner des salaires supérieurs de 10 % à 15 % à ceux du marché.

Enfin et surtout, la motivation des salariés et leur attachement à Morning Star sont très supérieurs à la moyenne. Et ce, même chez les travailleurs saisonniers auxquels la société a recours, comme toutes les entreprises agricoles, pour la cueillette des tomates. Une grande majorité d'entre eux revient chaque année et des chercheurs ayant étudié le comportement de ces 800 travailleurs leur ont trouvé le niveau d'engagement que l'on constate habituellement chez les cadres supérieurs, dans les entreprises ordinaires.

Ces avantages se paient par un niveau élevé de contrôle social. Dans une entreprise sans hiérarchie, les tâches de management sont en fait réparties entre tous. Chacun dans son secteur planifie, organise, recrute et contrôle. C'est un système relativement dur, car la « régulation par les pairs » ne supporte pas la médiocrité. La solidarité est grande, mais lorsqu'il n'y a ni titre ni grade, on n'est respecté que pour la qualité de son travail, sa fiabilité et sa loyauté envers ses partenaires.

Tout le monde ne peut pas s'adapter à ce type de fonctionnement. Le recrutement, réalisé par les salariés eux-mêmes, est pris très au sérieux : le candidat est reçu en entretien par une dizaine d'associés. Mais la moitié des nouveaux arrivants restent moins de deux ans. La plupart de ceux qui abandonnent ne supportent pas de ne jamais pouvoir commander.

Pratique et théorie du « management par la liberté »

Morning Star n'est pas la seule entreprise où l'on pratique ce « management par la liberté ». Brian M. Carney et Isaac Getz ont parcouru le monde pour aller regarder de près plusieurs dizaines d'entreprises fonctionnant selon les mêmes principes. Ils en ont tiré un livre publié en 2009 aux Etats-Unis et dont l'édition française paraîtra en février 2012[4] Parmi les entreprises étudiées, on trouve des américaines bien connues comme Gore (le fabricant du Goretex) ou Harley Davidson, mais aussi une française, FAVI, une fonderie de cuivre picarde à la réussite insolente[5].

Les dirigeants qui ont choisi ce type de management l'ont fait de façon empirique, souvent en s'inspirant d'entreprises où il était déjà pratiqué. Mais il existe des travaux théoriques portant sur la liberté au travail. La synthèse la plus élaborée a été réalisée par un ingénieur hollandais, Gerard Endenburg, sous le nom de « sociocratie »[6].